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30 ans après

30 ans après


La petite usine de Marquette-Lez-Lille devait mourir. Reprise en 1975 en société coopérative ouvrière de production par ses salariés, l'aventure dure toujours.

Trente ans que leur tube tient la route

par Haydée SABERAN
QUOTIDIEN : lundi 26 décembre 2005


Lille de notre correspondante

«C'est le dernier qui nous reste.» Isabelle Salyn sourit. La blonde PDG secoue un caniche en peluche, oreilles en pompons, yeux en boutons, corps crocheté : «On en a fabriqué des milliers, pour vivre pendant qu'on occupait l'usine.» C'était il y a trente et un ans. Isabelle Salyn avait 21 ans à peine. A l'époque, elle était ouvrière, et son usine de fabrication de tubes de plastique pour l'industrie pharmaceutique, Isotube, était donnée pour morte. Trente ans plus tard, elle est à la tête de Marketube, une petite société coopérative ouvrière de production (Scop) de 13 salariés, tous actionnaires, à Marquette, près de Lille. Dans l'atelier, ça fait «pshiiiii», et «clac», le bruit des tubes qui sortent coupés des machines automatisées. C'est la même usine, et presque les mêmes tubes. Elle fabrique à présent des tubes de sels de bain pour L'Oréal, Thierry Mugler, Lancôme, ou des rouleaux de stockage de pièces de monnaie pour le Crédit agricole. Salariée-actionnaire comme les autres, Isabelle Salyn ne veut pas qu'on l'appelle patronne. «J'ai horreur de ça.» Elle est payée 1 400 euros par mois, le Smic plus l'ancienneté. En cas de commande urgente, elle quitte son bureau et donne un coup de main à l'atelier.

Indemnités. L'histoire commence en 1974, quelques jours avant Noël. L'usine, achetée quelques années plus tôt par le groupe allemand Nobel Bozel, décide de regrouper toutes ses activités françaises en région parisienne. Les quelque 50 ouvriers nordistes sont tous licenciés. Les machines démontées, prêtes à partir. Alors une quarantaine d'entre eux décident d'occuper l'usine, jour et nuit. Ça dure un an. «On avait menacé de mettre le feu à des bidons d'acétone, on avait les flics sur le dos. On n'avait plus rien à perdre», se souvient Isabelle Salyn. «Le pot de terre devient plus dur que le pot de fer», lancent les ouvriers dans un tract. Pour vivre en plus des indemnités chômage, les femmes fabriquent des caniches en crochet, les hommes des lampadaires en fer forgé.

Pierre Mauroy, pas encore Premier ministre, vient soutenir le piquet de grève. La nuit de Noël, l'évêque de Lille monseigneur Gand passe le réveillon avec les grévistes, juste avant la messe de minuit. «Trente-sept travailleurs résistent au trust Nobel Bozel», titre Libération le 27 janvier 1975, qui rend hommage à «des ouvriers qui créent leur propre outil de travail». Des chefs d'entreprise, des médecins, des pharmaciens du coin, mettent la main au portefeuille «à fonds perdus», se souvient Isabelle, pour acheter les murs et les machines à l'ancien patron. La mairie de Marquette, dirigée par un centriste, prête 250 000 francs. Un député de droite les soutient. Les derniers occupants de l'usine ne sont plus que sept, ils mettent toute leur prime de licenciement dans l'aventure, 4 000 francs, pour Isabelle, «une somme énorme à l'époque». Marketube est née, une société anonyme, transformée en Scop quelques années plus tard, qui vient de fêter ses 30 ans. «On voulait travailler sans chef et sans patron.» Tout nouvel embauché devient actionnaire au bout d'un an. Assemblée des travailleurs tous les mois pour faire le point. Assemblée des actionnaires tous les ans. Attention, «c'est pas tout rose et violette», rigole la PDG. Il y a des conflits, «parfois c'est l'école maternelle. On essaie de régler ça dans les deux jours».

Projet. Un ancien délégué syndical a d'abord pris les rênes de l'usine. Isabelle devient secrétaire-comptable, puis PDG quand l'ex-délégué prend sa retraite. Elle va bientôt passer la main au directeur commercial récemment embauché ­ qui reste discret sur son salaire, «moins de quatre fois le salaire de base, comme le prévoit le statut des Scop». Trente ans après, la boîte vit toujours, mais ne ronronne pas. Le prochain projet, c'est de fabriquer des tubes en plastique biodégradable, à base de maïs, d'épluchures de pommes de terre et de petits pois.

On se dit quoi quand on travaille dans une Scop ? Franck, 31 ans, embauché en 2000 : «On n'y pense pas tous les jours, mais on ne vient pas travailler avec les pieds qui traînent.» Philippe, 42, ans, ancien peintre-tapissier qui errait de CDD en intérim jusqu'en 2000, n'a pas envie de travailler ailleurs, «même pour plus cher» : «parce qu'ici on a cru en moi». Ahmed Bouferkas, 56 ans, le seul à avoir connu Isabelle ouvrière, trouve qu'on est plus autonome qu'ailleurs, mais aussi plus impliqué. «Quand les commandes baissent, l'inquiétude tombe sur tout le monde.» En cas de bénéfice, «on partage, y a rien qui part dans un coffre fermé». Il se souvient de 9 000 francs une année, il y a quinze ans, 3 000 une autre année, rien en ce moment.

Pas de syndicat, mais un représentant du personnel, Aziz Ouldji, 40 ans, élu pour négocier les 35 heures. «C'est notre bien. Si ça marche, c'est pour nous, à parts égales.» Avant, il travaillait pour Selnor, qui produisait des frigos Brandt à Lesquin, près de Lille, aujourd'hui délocalisée. Il gagne 1 100 euros par mois, avec quinze ans d'ancienneté.

Il y a eu des moments durs. Un redressement judiciaire, en 1997, à cause de l'augmentation du prix du pétrole et d'investissements hasardeux dans des machines trop chères pour les petits volumes produits : trois licenciements. Aziz Ouldji se souvient avoir travaillé alors douze heures par jour pendant quatre ans pour redresser la barre : «J'ai négligé ma vie privée. Mais le résultat c'est qu'on est toujours là, et qu'on a même embauché.» Ahmed Bouferkas : «On ne va pas se délocaliser nous-mêmes.»